L'art de la fission et la violence de l'espace du roman " « Les sept ports de l'amour » d’Ali Al-Kasimi
L'art de la
fission et la violence de l'espace du roman " « Les sept ports de
l'amour » d’Ali Al-Kasimi
Yassin Chaari
Publié le 21 - Février - 2021
Au journal Al-Quds Al-Arabi https://www.alquds.co.uk
Traduit par Mostafa Chakib
Le roman irakien s'apparente aux
narrations de la diaspora, et à la littérature de l'exil ; il exprime une
fissuration identitaire, l'expatriation, l'errance et l'émigration permanente
de l'espace de la patrie vers l'espace de l'exil, suite aux périodes terribles
qu'avait vécues l'Irak. Ainsi, des coups d'Etats militaires à la guerre
irako-iranienne, aux guerres du golfe, puis les guerres civiles ; des
évènements sanglants et des répercussions graves, ayant été manifestés dans les
emprisonnements, les assassinats et les déplacements massifs, ayant conduit les
romanciers irakiens à fuir l'Irak craignant pour leur vie, passant par des pays
et des refuges, substituant une patrie tyrannique par des patries/ des endroits
géographiques, tel fut le cas de GhaibTaama Ferman, Mahmoud Said, Alia
Mamdouh, Faisal Abderrahman, Sami Al-Nasraoui, Abderrahman Majid Al-Rabii, Ali
Al-Kasimi et autres... Les écrits de ces derniers ont été surtout dominés
par des thèmes tels « La guerre, la mort, l'exil, l'aliénation,
l'appartenance, la perte, l'errance, la corruption politique, la nostalgie, le sexe,
le rêve, la critique, le manque et l'ironie » Leurs œuvres ont révélé la
profonde tragédie et la souffrance de vivre éloigné du pays, une fission
identitaire et des déceptions continues, ils vivaient sous l'emprise d'une
dualité identitaire (Patrie/Exil) exercant sa violence sur les sujets pour les
convertir en entités vides et agitées.
Thème de l'exil
Dans le roman d'Ali Al-Kasimi « Les
sept ports de l'amour », c'est un thème principal qu'on soulève, que les
romanciers irakiens expatriés ont déja abordé, l'exil, tentant de représenter
ses répercussions sur le sujet textuel, ses recours créatifs pour exprimer ses
douleurs, en endurant l'expatriation et l'aliénation ; on est alors en
face d'un sujet dispersé et fendu, subissant une fission identitaire, dépourvue
d'appartenance et d'existence, Ainsi, il ne vit pas ni dans son pays, lequel il
a été contraint de le quitter, ni il est familiarisé avec ce nouveau espace,
afin d'oublier ses tragédies et ses chagrins.
Le héros du roman illustre le
symbole des expatriés et des réfugiés fuyant la mort ; l'histoire met en
scène sa souffrance, ses soucis et ses crises psychologiques, ce qu'il endure
de désir ardent et de nostalgie de la patrie, de laquelle il a été éloigné.
Elle y révèle ses échecs, ses cassures, ses déchirements et son identité
fissurée entre « ici » et « là » ; entre la patrie et
l'exil. Une patrie qu'avait dû fuir Selim Hachemi avec son ami Zaki, suite à un
putsch militaire en Irak, sa vie était alors menacée ainsi que celle de
beaucoup d'intellectuels irakiens. Abandonnant sa famille et son village, il
n'avait emporté qu'une poignée de terre, le châle de sa mère, une plume de sa
cane et une palme verte qu'il avait arraché de leur palmier. Devenus tels des
souvenirs de son pays l'Irak, ou plutôt la belle patrie, telles des symboles
d'un Irak toujours présent dans son esprit, avec sa famille, sa terre, son eau
et ses palmiers, en dépit de ce qu'il avait enduré de la part de ses
gouverneurs, lesquels ont été la raison de son départ forcé et son exil
volontaire. Il s'installe au Liban en compagnie de Zaki, subissant
l'expatriation, éprouvant la séparation douloureuse d'une patrie qu'il quitta
obligé, or Zaki fut assassiné dans les rues du Liban, son père le visita et le
poussa à émigrer vers les États-Unis d’Amérique, où il éprouvera une intense nostalgie,
le mal du pays le tourmentera, il n'arrive plus à dormir, il ne pouvait plus
s'en remettre que grace au châle de sa mère qu'il bandait autour de sa tête, sa
souffrance s'atténue alors et sa mémoire se ravive de désirs du bon vieux
temps.
Le roman représente la souffrance
d'une âme malade endurant la douleur de l'exil, de l'aliénation et l'amertume
de l'éloignement du pays. Alors que pour s'en débarrasser, il devait embrasser
à nouveau sa belle patrie, bien que Selim ait été contraint à quitter l'Irak,
or il éprouve de la nostalgie d’elle, non de l'Irak actuel, mais de l'Irak du
passé, de son enfance, qu’il décrit à travers son petit village, ses palmiers
et sa famille, endurant son exil en restituant son enfance aspirant à un beau
pays, et réfutant un pays tyrannique injuste envers les siens, fuyant l'espace
de l'exil en tant qu'espace violent et agressif, envahi par l'image de la
patrie qui continue de hanter son esprit et son imaginaire. On lit dans le
roman « J'erre dans la ville bruyante et sourde. Mes yeux se promènent
dans ses rues. Ses murs tristes me paraissent, maussades, sombres dépouillés de
tout ornement. Dans mes yeux, ses monuments disparaissent, de même que ses
bâtiments, ses arbres et ses lumières, et son vacarme s'estompe, jusqu’à ne
plus l’entendre. Les vergers de mon village s'exposent devant moi, sa rivière
luisante, ses ruisseaux abondants, ses palmiers, ses ruelles, notre vieille
maison. L'odeur de la patrie coule dans mes veines, mes vaisseaux, mes artères,
mes articulations, et dans tous les pores de mon corps, tel mon sang, et les
pulsations vacillent dans mon cœur. ».
Le sentiment d'appartenance et d'attirance
Deux images contradictoires de la
patrie et de l'exil ; alors que le narrateur/le personnage a choisi des
termes qui reflètent la misère de l'espace de l'exil, dévoilant qu'il n'y était
pas familiarisé (Ses tristes murs, sombres, moroses, disparaissent dans mes
yeux...);il a choisi pour la patrie/le village des descriptions de beauté et de
magnificence, conférant le sentiment d'appartenance et d'attirance (Sa rivière
luisante, ses ruisseaux abondants, la senteur de la patrie coule dans mes
veines…). Le narrateur/Le héros a perdu la sensation de la beauté de l'exil, au
point de sentir une ville silencieuse en dépit de son vacarme, dépourvue de
traits de beauté, qui attire la personne vers son pays natal, et la rend sous
l'emprise de ses souvenirs et son passé. Ainsi, elle se positionne entre deux
limites, celle de l'existence (L'exil) et celle d'appartenance (L'Irak) et est
tiraillée entre deux temps : le passé où règnent la quiétude et l'assurance, et
le présent, où il est question de vigilance, de menaces et d'assassinats. Étant
donné que le sujet textuel vivait dans le monde d'exil qui est (Un monde
ambigu et fissuré), sans signification dans lequel règne un climat de confusion
et de doute ; Il était normal que le sujet perde son équilibre et sa cohésion ;
L'unique sujet n'est plus un seul sujet, il s'était converti en plusieurs
sujets, ce qui signifie qu'il avait été marginalisé autrement il n'en reste que
l'ombre. Ainsi Selim Hachémi est partagé entre « là » où l'Irak, sa
patrie, tombée sous les mains des putschistes, et « ici » où l'ouest,
monde de l'exil et de l'expatriation. Ce monde, d'éloignement, a détaché le
sujet de sa patrie et de son passé, et l'a jeté dans un monde nouveau, non
familier pour lui, tentant de le surpasser en faisant appel à la mémoire, en
rappelant son passé, et en représentant son monde perdu sous la plus belle
forme. On pourrait ainsi dire que le souvenir évoqué est une alternative de ce
monde dans lequel a été jeté le sujet, une alternative de sa privation, c'est
l'histoire d'un passé perdu, le souvenir d'une patrie de laquelle a été privé
le sujet. Or cette histoire, au lieu de guérir le sujet de ses maladies, elle
contribue à son aggravation. La vie de Selim était devenue une aliénation
insupportable et un châtiment permanent, ses soirées étaient maussades et
lugubres, ses nuits encore longues et minées par la nostalgie et le gémissement.
La pâleur couvrit son visage et l'amaigrissement s’appropria de son corps. ».
Effondrement et désintégration
de la mémoire
L'ambiguïté de l'identité et sa fission
entre l'espace d'exil et l'espace de la patrie a généré une fission semblable de
la vision et du sujet narratif, où la vision se convertit parfois de la vision
accompagnatrice de la vision savante ; le sujet narratif change du pronom
personnel « Il » au pronom « Je » de manière soudaine.
Comme conséquence également, une évocation et une fissure de mémoire entre un
beau temps passé du sujet et un présent comblé de désolation et de nostalgie ;
c'est cette mémoire qui approvisionne le sujet textuel en matière narrative,
sans être régie pour autant par une certaine chronologie ou succession d'évènements.